Jaurès et la laïcité de 1905, par Jean Baubérot

mercredi 18 juin 2014


En cette année du centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès, diverses manifestations commémoratives ont lieu, dont une Rencontre d’études, au siège parisien de la Ligue des droits de l’homme.

Il vaut la peine d’examiner les positions du leader socialiste sur la laïcité.
...« j’avais » abordé sa vision de ce que l’on appelait alors « la Laïque », c’est à dire l’école publique [3]. Aujourd’hui je voudrais indiquer brièvement le rôle qu’il a joué dans le processus qui a conduit à la loi de 1905, la loi de séparation des Eglises et de l’Etat.

Cela me semble d’autant plus intéressant que si la loi de 1905 n’est pas toute la laïcité, elle en constitue le cœur. Encore aujourd’hui, c’est elle qui règle beaucoup d’aspects d’une laïcité quotidienne, silencieuse, calme, pacifiante, démocratique.

Certes Jaurès n’a pas joué le premier rôle dans l’élaboration de la loi de 1905, ce rôle principal revint à Aristide Briand, rapporteur de la Commission parlementaire qui tricota le texte soumis aux députés, à partir de plusieurs propositions de loi et de deux projets gouvernementaux successifs, et qui, ensuite, mena le débat parlementaire. Cependant la caution de Jaurès, son appui dans certains moments décisifs furent indispensables à la réussite de l’entreprise. Si Briand fut le “père” de la loi de 1905, Jaurès fut son “parrain” !

Rien n’était évident au départ. Jaurès, comme Briand d’ailleurs, est, en avril 1903, un des 56 cosignataires d’une proposition de loi déposée par Francis de Pressensé, député socialiste, futur président de la Ligue des droits de l’homme, fils d’un pasteur protestant évangélique ami de Jules Ferry et très engagé dans le combat pour la séparation. La proposition de Pressensé est typique d’une laïcité autoritaire, gallicane, où, même séparées de l’Etat, les organisations religieuses restent assez étroitement surveillées. L’affaire Dreyfus a ravivé le conflit des deux France et a semblé prouver que, malgré la laïcisation de l’école publique et les autres lois laïques des années 1880, l’Eglise catholique continuait de représenter un réel danger pour la République.

On trouve aussi, chez le Jaurès de l’époque, comme un goût de revanche. Il écrit, en 1902, à propos de la politique très anticléricale d’Emile Combes, qu’il soutient : « Il y a des crimes politiques et sociaux qui se paient, et le grand crime collectif commis par l’Eglise contre la vérité, contre le droit, contre la République, va recevoir enfin son juste salaire. » Ces propos expliquent également la dureté de la proposition Pressensé, et le soutien de ce texte par Briand. Mais les trois amis vont rapidement évoluer.

En effet, ils forment l’aile gauche du Bloc des gauches au pouvoir (c’est la première fois dans l’histoire de la République qu’il existe une majorité gouvernementale nettement et explicitement ancrée à gauche). Or il s’avère d’une part que le combat anticlérical donne lieu à un engrenage, à des surenchères qui dérivent vers l’antireligion (et Jaurès condamne « tout ce qui pourrait ressembler à une atteinte au libre exercice des cultes »), d’autre part (et complémentairement !) que la poursuite, sans fin, du conflit des deux France s’effectue au détriment des réformes sociales que la gauche avait pourtant promises au pays. Jaurès et ses amis vont donc souhaiter une séparation conciliatrice pour que, écrit le leader socialiste, « la démocratie puisse se donner toute entière à l’œuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige ». Il faut refuser une laïcité absolutisée et exclusive (on parlait alors de « laïcité intégrale ») pour établir une laïcité inclusive, capable de pacifier le conflit politico-religieux pour s’attaquer, enfin, aux retraites ouvrières et à l’impôt sur le revenu.

Va alors se dérouler la passionnante histoire de la loi de 1905. Contre les dires des croyants en une laïcité unique, « sans adjectif », qui sont peu soucieux de la connaissance historique, elle oppose diverses laïcités. Deux refus sont fondateurs. Le premier est celui d’une laïcité antireligieuse. En novembre 1903, Clemenceau avait déjà dénoncé cette optique au Sénat : « Je repousse l’omnipotence de l’Etat laïque parce que j’y vois une tyrannie. (…) L’Etat-roi. (…) Cette séparation des Eglises et de l’Etat (…) j’entends qu’elle ait lieu dans des conditions telles qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe ne puisse se trouver dans l’impossibilité de le faire. » Propos qui montrent, a contrario, que ce risque existe. Le second refus est celui d’une laïcité autoritaire, gallicane. Si le travail de Briand, à la Commission, a éloigné l’avant-projet de la proposition de Pressensé, Emile Combes dépose, à l’automne 1904, un projet de loi gouvernemental qui se situe dans une perspective analogue. Briand réécrit sa copie : il ne peut ignorer ce projet, mais il le neutralise autant que faire se peut.

La séparation va donc s’effectuer selon une optique de philosophie politique libérale, assurant à tous une pleine liberté de conscience et garantissant la liberté des cultes (Article 1 de la loi). Mais deux conceptions de la laïcité vont encore s’affronter. Celle de Ferdinand Buisson, ancien proche collaborateur de Jules Ferry et président de la Commission parlementaire, et des radicaux, qui envisagent la liberté comme étant avant tout un droit individuel. Libre ensuite aux individus de s’associer et, ainsi, de prolonger collectivement cette liberté. Mais l’Etat n’a plus à connaître des spécificités des organisations religieuses dont il se sépare, encore moins à les cautionner. Au contraire, pour le trio Briand, Jaurès, Pressensé, la liberté doit articuler droit individuel et droit collectif.

La divergence est double : elle porte à la fois sur la manière dont on doit procéder et sur une question de principe. La manière dont on doit procéder : Jaurès, dès août 1904, propose « un large et calme débat (…) où nous discuterons (…) avec l’opposition elle-même » pour que la séparation ne soit pas « la victoire d’un groupe sur d’autres groupes ». Bref, il est, comme Briand, favorable à une solution négociée pour la raison que nous avons déjà vue (se consacrer aux problèmes sociaux). La question de principe : à la différence des radicaux, les socialistes pensent que l’action collective est indispensable pour la réalisation de l’individu, et donc que la liberté collective constitue une dimension de la liberté individuelle. La nouveauté est d’appliquer au domaine religieux une vision des choses habituellement réservée aux sphères politique et syndicale.

C’est Pressensé qui est l’auteur de la formule qui a fait débat : les « associations cultuelles » qui se formeront suite à la loi de séparation devront se conformer « aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice », en clair, pour ce qui concerne l’Eglise catholique, elles devront se conformer aussi bien à l’organisation hiérarchique de cette Eglise qu’à sa règle interne, le droit canon. Et, effectivement, la jurisprudence issue de la séparation tiendra compte de ces deux aspects. Pressensé trouve cette formule dans la législation anglo-saxonne. De fait, le Conseil d’Etat, situe, aujourd’hui, la séparation dans la filiation de John Locke.

Quant à Jaurès, il effectue des tractations en coulisse, négociant notamment avec le député royaliste Denys Cochin et l’évêque Mgr Fuzet, et il déploie son immense talent dans un discours à la Chambre, considéré comme décisif. Là, il parie sur une évolution à long terme du catholicisme, et non sur son affaiblissement ou sa réforme à court terme. Avec la séparation, affirme-t-il, le catholicisme ne sera plus protégé « contre les impressions de laïcité qui lui viendront de ses fidèles eux-mêmes par la carapace abolie du Concordat » et il sera obligé d’en tenir compte. Mais il est clair que cette évolution n’interviendra que si la séparation est « acceptable » (Briand) pour l’Eglise catholique.

Pourtant on sait que le pape obligera les catholiques français à refuser la loi. Mais les Républicains tinrent bon et, grâce à trois lois supplémentaires (et fort libérales), réussirent à pacifier : en 1908, la séparation fonctionne de façon apaisée alors que quatre années auparavant la France se trouvait au bord de la guerre civile. Dès le 30 janvier 1907, Jaurès estime que la laïcité a gagné et écrit dans L’Humanité : « Nous touchons au terme de cette bataille ». L’Eglise catholique peut choisir de s’obstiner dans des « anathèmes stériles » ou « saisir l’occasion de se réconcilier avec son temps ». Peu importe. « Certes le conflit profond des croyances traditionnelles et de la pensée libre n’est pas résolu, mais le milieu de liberté où il peut se résoudre est créé. » La laïcité comme création d’un « milieu de liberté » où chacun, individu et collectivité, effectue ses choix : la leçon est toujours d’actualité.

Le 9 mai 2014
Jean Baubérot *

Notes

[1] Rencontre consacrée à Jean Jaurès et à Francis de Pressensé (dont il est également question dans cette Note), président de la Ligue des droits de l’homme à partir d’octobre 1903, et décédé également en 1914.

[2] Source : http://blogs.mediapart.fr/blog/jean...

[3] Voir Laïcité scolaire : impartialité contre neutralité.

Jean Baubérot est un historien et sociologue français, professeur émérite spécialiste de la sociologie des religions et fondateur de la sociologie de la laïcité.