Professeurs des écoles sous tension

dimanche 8 avril 2018


Les professeurs des écoles sont incités à en faire toujours plus : individualiser les parcours d’élèves, accueillir les élèves en situation de handicap, évaluer, rendre des comptes… Au risque du burnout généralisé ?

De Marie Duru-Bellat, In Revue Sciences Humaines, Décembre 2017

Les 4 et 5 septembre derniers, s’est tenu à l’Iredu (Institut de recherche sur l’éducation/université de Bourgogne-Franche-Comté) un colloque sur le thème « Nouvelle gestion publique et évolution des conditions de travail des professeurs des écoles, quels liens ? »

La « nouvelle gestion publique » renvoie à des formes d’organisation et d’évaluation du travail qui se sont développées en phase avec le « tournant libéral » des dernières décennies : de plus en plus, les travailleurs sont tenus de s’impliquer personnellement, de rendre des comptes sur leur action, de se montrer autonomes et surtout efficaces. Les effets de ces évolutions sur les personnes sont décrits en termes de stress, de souffrance au travail, voire de burnout…

Surtout analysées dans les entreprises privées ou encore dans le milieu hospitalier, ces évolutions pénètrent, certes avec une « basse intensité » (comme le dit un participant au colloque), l’institution scolaire : l’autonomie, l’évaluation, la contractualisation deviennent autant de leitmotive dans les réformes, en France comme d’ailleurs dans un grand nombre de pays de l’OCDE. Les effets de ces réformes sur les élèves et les enseignants sont jusqu’alors mal connus, d’où l’intérêt de ce colloque focalisé sur l’évolution des conditions de travail des enseignants et plus particulièrement sur les professeurs des écoles, en France et aussi au Québec et au Royaume-Uni.

De plus en plus de dispositifs

Les différents travaux présentés (prochainement accessibles sur le site de l’Iredu) mettent l’accent, parmi les composantes de la nouvelle gestion publique, sur la montée des exigences de contractualisation et d’individualisation de l’enseignement, et sur leurs conséquences concrètes sur le travail quotidien des professeurs des écoles. Qu’il s’agisse de monter des « plans personnalisés de réussite éducative » (PPRE) ou d’organiser la scolarité des enfants porteurs de handicaps dans leur classe, les enseignants ont à mettre en place de plus en plus de dispositifs, de contrats et d’évaluations, qui empiètent sur leur temps et les contraignent à des justifications constantes. Même si sur le fond, ces évolutions reçoivent souvent une adhésion de principe de la part des enseignants – a priori favorables à tout ce qui va dans le sens d’une personnalisation de l’enseignement –, elles sont vécues unanimement comme une surcharge.

De plus, il peut y avoir des tensions, au sein même du monde enseignant, entre une conception du métier centrée sur l’enfant sous tous ses aspects (éducation, santé, bien-être, etc.), et une conception focalisée sur l’élève et ses performances. D’où la tentation de quitter le métier ?

D’autres évolutions récentes du métier de professeur des écoles sont en cours d’analyse, au premier rang desquelles la réforme des rythmes scolaires. Maud Simonet et Francis Lebon montrent ainsi que certains professeurs des écoles se sentent « dépossédés » par le fait que ces nouveaux rythmes introduisent dans l’école des animateurs divers, qui non seulement mettent en place des activités pédagogiques (suivi des devoirs, anglais…) mais le font, faute d’autres espaces, dans les classes mêmes où les professeurs restaient souvent pour préparer leurs cours. Au changement, jamais confortable, des rythmes de travail s’ajoute donc cette double concurrence (des activités et des espaces de travail).

Tout est dans l’exécution

Si, comme c’est souvent le cas, les sociologues insistent sur la face sombre des choses – alors qu’on peut espérer que nombre d’enseignants ne partent pas tous les matins avec la boule au ventre –, ce colloque a le mérite de souligner les multiples conséquences, sur les conditions d’exercice des professeurs des écoles, d’évolutions qui peuvent être par ailleurs relativement consensuelles (accueil des enfants handicapés, explicitation des attentes scolaires, individualisation…). On ne saurait donc s’en tenir à des analyses abstraites des réformes éducatives, ou à des descriptions très globales de ce qui serait une crise du métier d’enseignant (mettant en avant une panne des vocations, une formation inadéquate, un sentiment de déclassement…) ; il convient d’intégrer les incidences concrètes des réformes promues. Quelles que soient les bonnes intentions de départ, tout est dans l’exécution : ce colloque l’illustre avec pertinence.

Colloque Iredu, « Nouvelle gestion publique et l’évolution des conditions de travail des professeurs des écoles, quels liens ? », MSH-Dijon, 4 et 5 septembre 2017.

Quand les enseignants démissionnent

Les départs définitifs des enseignants représentent un phénomène en expansion dans plusieurs pays, alors même que la question de « l’attractivité » de la profession enseignante est posée ; ainsi, les difficultés de recrutement sont telles au Royaume-Uni que des campagnes ont été lancées pour recycler dans l’enseignement d’anciens militaires… Or, dans la recherche internationale, les facteurs tenant aux conditions de travail apparaissent centraux dans les motivations de départ : dénonçant une forte dégradation, les enseignants pointent l’alourdissement et la multiplication des tâches, et un sentiment d’infériorisation, notamment dans les relations avec la hiérarchie.

Dans de nombreux pays, et surtout au niveau de l’enseignement secondaire, le suivi des indicateurs de performances et les logiques de classement sur la base des enquêtes internationales, inhérents à la nouvelle gestion publique exercent une pression croissante sur les enseignants, qui, bien que tout ceci soit présenté comme des outils de régulation et de responsabilisation pour une amélioration de la qualité, se sentent ainsi jugés. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le sentiment de dégradation ne porte pas sur ce que les enseignants tendent à considérer comme le cœur du métier, à savoir l’enseignement, les relations avec les élèves.

Dans le cas français, le nombre des démissions d’enseignants, bien que difficile à obtenir et à mesurer, augmente : d’après le rapport présenté au Sénat le 24 novembre 2016 par Jean-Claude Carle et Françoise Férat, le taux d’abandon des professeurs des écoles stagiaires est de 3,2 % alors qu’il n’était que de 1,1 % en 2012-2013. Une forte progression donc, mais un taux qui reste relativement faible, et qui fait de la France un bon élève au regard des indicateurs européens. La stabilité statutaire dont bénéficient les enseignants français, très majoritairement fonctionnaires, apparaît décisive par comparaison avec d’autres pays dans lesquels les enseignants connaissent des situations statutaires beaucoup plus précaires. Cependant, des formes intermédiaires de départ, telles que les « mises en disponibilité » (4 % des effectifs aujourd’hui), les détachements, les congés longue durée, les demandes de mobilité peuvent être révélatrices de la dégradation des conditions de travail.

Dans le cadre d’une enquête qualitative commencée en 2015 par Magali Danner, Géraldine Farges et Sandrine Garcia, 30 entretiens ont été réalisés avec des enseignant(e)s du primaire de tous âges qui ont démissionné, ou qui se sont engagés dans un processus d’éloignement de la classe. Ces entretiens pointent, parmi les ressorts de « l’abandon », les évolutions des conditions de travail, en relation avec la nouvelle gestion publique et les formes qu’elle adopte dans le professorat des écoles en France, qui toutes alourdissent le travail administratif, qui n’était pas du tout anticipé comme une facette du métier. Il reste que la possibilité de quitter effectivement le métier est fortement dépendante des situations personnelles de chacun et du filet de sécurité qu’elles garantissent ou non (situation matrimoniale, profession antérieure…). Quoi qu’il en soit, les entretiens montrent qu’on peut aussi, sans quitter le métier, le vivre de façon relativement désenchantée.
Marie Duru-Bellat

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