Les « désobeisseurs » vus par Le Monde

jeudi 26 mars 2009


Beaucoup de médias traitent avec condescendance l’action des environ 2 500 « désobeisseurs », ces profs des écoles et directeurs qui refusent la mise en place des heures d’accompagnement, l’application des nouveaux programmes très réactionnaires du primaire, les évaluations ...

Ceux-ci prennent le risque de sanctions lourdes (perte d’un demi-salaire, blocage des promotions ...) que le ministère entend appliquer au mépris de tout dialogue.

Pour la 1re fois un journal grand public prend la peine de les écouter, et c’est passionnant et plein d’espoir pour l’avenir de l’école républicaine ... si bien sûr ces justes gagnent ce combat pour une école plus égalitaire, soucieuse des enfants en difficulté et ouverte sur le monde.

L’école fait de la résistance

A l’évidence, la presse n’est pas la bienvenue. Une demande de reportage dans les écoles primaires de Rezé, petite ville paisible de la banlieue sud de Nantes, se solde sous vingt-quatre heures par une réponse sans appel.

« Vous n’avez pas le droit d’aller dans l’école demandée. Ni dans aucune autre de la ville. Ni du département. » Visiblement, l’inspecteur d’académie de Loire-Atlantique ne tient pas trop à ce qu’on raconte qu’à Rezé, sur 140 professeurs des écoles, 80 sont des « résistants » déclarés.

Qu’on en dénombre même plusieurs centaines dans le département – en France, ils sont quelque 2 000.

Qu’ils se disent « résistants », « désobéisseurs » ou « objecteurs de réforme », ces enseignants du primaire sont entrés en rébellion il y a bientôt un an pour les premiers. Tout fonctionnaire de l’éducation nationale qu’ils soient, l’exaspération est telle qu’ils refusent d’appliquer les instructions de leur hiérarchie.

Malgré les retenues sur salaire qui frappent quelques-uns, de Paris à Marseille, malgré les lettres nominatives, ils s’obstinent à ne pas vouloir mettre en place, notamment, les deux heures hebdomadaires de soutien individualisé pour les élèves en difficulté. Dernière manifestation en date, selon eux, d’une volonté gouvernementale de démembrement du service public de l’éducation.

C’est donc chez un particulier que nous rencontrons une grosse poignée d’enseignants de Rezé. Ils sont d’âges, d’écoles et de syndicats différents mais se connaissent bien, habitent là pour la plupart et se sont initiés à l’action collective au début des années 2000, lorsqu’il a fallu se battre contre les sous-effectifs enseignants.

Ils ont donc tôt fait d’entrer en résistance, toutes les écoles de la ville (sauf une) refusant dès avril 2008 d’envoyer à l’inspection leur projet d’organisation de l’aide personnalisée.

Au milieu de la rue, en soirée, alors que s’improvise pour nous une séance photo, ils pestent, ces professeurs « désobéisseurs » des écoles maternelles ou élémentaires, contre « une forte ambiance répressive », contre ce « devoir de réserve » avec lequel on ne cesse de les « seriner ».

Un collègue vient de recevoir un blâme pour avoir parlé à un journaliste au sein de son établissement. Un autre est poursuivi pour avoir bousculé un CRS lors d’une occupation de l’inspection académique.

Après avoir fait la tournée des écoles, déclaré à chaque équipe enseignante qu’elle était la dernière à ne pas avoir mis en place l’aide individualisée (« Malheureusement pour lui, on communique entre nous ! »), l’inspecteur de circonscription promet désormais des visites surprises pendant les heures prévues pour ce soutien.

Les menaces de sanctions financières et administratives se font plus pressantes. Sans compter que, dans les écoles, la réforme a parfois semé la zizanie entre collègues. Bref, l’ambiance est tendue et la lassitude gagne.

« Désormais, tous les projets alternatifs au soutien individualisé que l’inspecteur de circonscription refusait en septembre, il les accepte, tout ça pour diminuer officiellement le nombre de désobéisseurs !, s’agace Jean-Michel Soccoja, directeur d’école et enseignant en CE2-CM1. Deux heures à jouer aux échecs ou à faire du théâtre ? Pas de problème du moment que le prof est devant les enfants. » « On proposerait de construire une cave à vin, il accepterait ! », lance une de ses collègues, qui provoque l’hilarité.

INORGANISATION MANIFESTE

Au plan national, l’histoire avec Xavier Darcos avait pourtant bien commencé, lorsque le ministre de l’éducation nationale avait annoncé, en 2007, la fin de la classe le samedi matin pour la rentrée suivante.

La perspective d’un vrai week-end avait réjoui nombre d’enseignants et de parents. Jusqu’à ce que les seconds s’aperçoivent que cette mesure populaire les privait de leur principale occasion de rencontrer les premiers. Jusqu’à ce qu’ensuite chacun se demande comment tenir les contenus des programmes en 24 heures de cours par semaine au lieu de 26.

De plus ou moins bonne grâce, les écoles ont cependant testé le dispositif d’aide aux élèves en difficulté qui s’ajoute au temps de la classe, à midi ou en fin d’après-midi. Seuls ou par petits groupes, les élèves bénéficient de quatre demi-heures de soutien.

Dans son principe – donner plus aux enfants qui en ont le plus besoin –, l’idée pouvait séduire les partisans de l’équité. Las, dans la pratique, l’initiative lancée à la va-vite ne va pas de soi.

Comment les enfants, qui ont du mal à se concentrer pendant les six heures d’une journée de classe classique – la plus longue d’Europe –, peuvent-ils avaler une demi-heure supplémentaire ?

Les consignes varient selon les académies, l’inorganisation est manifeste, le résultat inégal. Tandis que certains maîtres trouvent leur compte dans ce tête-à-tête avec l’élève, d’autres ont discrètement oublié de recruter des candidats au soutien au deuxième trimestre. Les derniers, une minorité, se rebiffent et le revendiquent.

Avec d’autant plus de conviction que ce dispositif d’aide personnalisée devait se solder par la suppression de 3 000 postes au sein des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased). La mise en cause de ce corps de professionnels spécifiquement formés a électrisé l’école et alerté les parents, au point de faire en partie reculer le ministère.

A Rezé, les instits aujourd’hui résistants avaient parfois commencé le soutien en septembre. Bilan ? Un fiasco, tranchent-ils. Il y a tant d’effets pervers ! Dans les petites écoles, on s’invente des enfants en difficulté. Dans les grosses, on ne peut en aider qu’une petite poignée alors que toute la classe aurait parfois besoin de davantage d’attention.

Les parents arrêtent l’orthophoniste ou le pédopsychiatre parce que l’école, c’est plus important. Attendent une demi-heure dans la voiture à midi, avec frères et sœurs à l’arrière.

Surtout, nous dit-on, l’actuelle organisation sur quatre jours, avec les nouveaux programmes, a enclenché une course contre la montre permanente. Plus le temps de parler aux parents. A midi, le soir, il faut vite lâcher les élèves pour aller dispenser ces cours supplémentaires.

Plus le temps, non plus, de se concerter entre collègues, de développer un projet d’école. Déjeuners au lance-pierre, journées à rallonge… Les enseignants s’épuisent. Les enfants aussi.

« On a tenté un soutien à 17 heures. Deux à trois enfants pour quarante minutes intensives. Mais ces élèves en difficulté, qui ont déjà des problèmes de concentration, étaient très fatigués, et dans la foulée ils devaient encore faire leurs devoirs », témoigne le très pondéré Dominique Avril, de l’école Château-Sud.

« Nous, c’était le midi, poursuit un collègue plus jeune et plus fougueux, Jean-Baptiste Cochereau, de l’école Ragon. Les gamins en avaient marre, après trois heures de classe. Ils avaient faim. Nous aussi d’ailleurs ! Tout cela n’était pas efficace. Juste après, ils avaient un service de cantine rien que pour eux, ce qui achevait de les marginaliser. »C’est toute la cadence qui s’accélère entre ce nouveau dispositif et les programmes de 2008. Ceux-là battent les records d’impopularité. Non seulement ils n’ont pas été allégés, mais rappellent à certains l’époque des porte-plumes et des bonnets d’âne.

Ces programmes ont été « rédigés avec un grand amateurisme et s’avèrent inaccessibles pour un élève moyen », à en croire Thierry Cadart, secrétaire général du SGEN. « Des textes bâclés, fondés sur un principe idéologique : répéter avant de comprendre », selon son homologue du SNUipp, Gilles Moindrot.

UN MODE D’ACTION LÉGITIME ?

Un cours, une notion, des exercices, une évaluation. Compris ou pas, il faut avancer. Résultats, confient les profs : certains enfants qui étaient « limite » plongent. Un comble ! En instaurant le soutien et en réduisant le temps de classe hebdomadaire de deux heures, on crée les problèmes que l’on tente de résoudre. « Je dis stop. C’est du n’importe quoi ! »Et que l’on ne dise pas à Jean-Michel Soccoja, enseignant depuis vingt-sept ans, que les instits ne veulent jamais rien changer. Lui qui s’est jadis battu comme un beau diable pour être titularisé bien que cloué dans un fauteuil roulant, lui qui a enseigné plusieurs années en Amérique latine, n’est franchement pas du genre pantouflard.

Il aurait plutôt de l’énergie à revendre. « Bien sûr, assure-t-il avec force, qu’il faut améliorer l’école ! » Revenir aux 26 heures pour tous avec moins d’élèves par classe. Un vrai soutien pendant le temps scolaire, dispensé par le Rased.

Davantage de psychologues, de médecins scolaires pour épauler les profs. Plus de concertation au sein de l’équipe pédagogique, de formation continue… « Mais ces mesures Darcos aberrantes, je ne peux pas les appliquer ! », poursuit le directeur de l’école du Port-au-Blé.

Un fonctionnaire doit-il obéir aux ordres de sa hiérarchie si sa conscience lui dicte le contraire ?

Voilà le débat lancé sur la légitimité de ce mode d’action. Les enseignants réunis savent leur position de fonctionnaires désobéissants difficile à tenir. Surtout lorsqu’il est question de refuser un soutien aux enfants en échec…

Les syndicats, d’ailleurs, n’ont pas toujours accompagné ces initiatives d’un genre nouveau avec enthousiasme, leur préférant des actions plus collectives, moins exposées aux sanctions personnalisées, moins sujettes à critiques, surtout.

Un fonctionnaire peut-il tout à la fois se poser comme défenseur du service public de l’éducation et s’autoriser lui-même à ne pas appliquer les textes officiels ?

« C’est vrai que c’est un principe à manier avec précaution, la désobéissance, reconnaît tout de suite Dominique Avril. Moi, je me dis plutôt en résistance. Je comprends que l’Etat prenne des sanctions. Mais il faut bien montrer notre réprobation envers cette politique… »

Ancienne infirmière psychiatrique, Bernadette Eleouet, 50 ans, enseignante en maternelle, assume plus aisément de désobéir. Car cette énième réforme venue d’en haut, alors que les enseignants ont peut-être leur petite idée sur les rythmes de l’enfant, a le don de l’exaspérer : "Quand on est autant engagé dans son métier, ce mépris est difficilement supportable. Je ne compte pas mes heures, je travaille tout le temps, même en vacances, même le midi.
Parce que je me sens en dette envers l’école publique, moi qui viens d’un milieu populaire, qui suis la sixième d’une fratrie de sept enfants. Aujourd’hui, en écartant tout ce qui construit un citoyen, la culture, l’histoire, l’ouverture au monde, on ne donne plus aux enfants qui ne peuvent s’en sortir que par l’école le même espoir de réussite que celui que j’ai eu. Je ne peux pas cautionner ça !« Les premiers blogs de »résistance« sont apparus, à l’automne 2008, diablement efficaces pour populariser l’action des enseignants porte-drapeaux : Bastien Cazals, Alain Refalo… Puis se sont multipliées les lettres au ton grave envoyées solennellement à la hiérarchie de l’éducation nationale. Qu’elles émanent de maîtres isolés ou d’écoles entières, qu’elles s’en prennent au dispositif d’aide personnalisée ou aux nouveaux programmes, elles dénoncent toutes au final »la casse« , »le démantèlement" du service public.

Pour les plus critiques, il y a urgence : l’école – gratuite, laïque et obligatoire – est l’objet d’un plan d’attaque cohérent de la part du gouvernement. Les réformes qui ont plu sur le premier degré ces derniers mois ont en effet, par leur nombre, de quoi surprendre, au point d’apparaître un brin improvisées.

En plus du soutien et des programmes, il y a eu, dans le désordre :
 l’instauration de cours pour les élèves pendant les vacances,
 l’accueil les jours de grève,
 la base informatique de recensement des enfants,
 des évaluations nationales en CE1 et CM2 très controversées,
 la disparition à terme des Rased,
 la fin des instituts de formation des maîtres (IUFM).

Et encore les plaisanteries de Xavier Darcos sur la maternelle où l’on est très occupé à « changer les couches » des bambins, moqueries interprétées comme une lourde menace sur le pré-élémentaire.
Le tout dans un contexte de sévères suppressions de postes.

PAROLE SYNDICALE « TROP FRILEUSE »

D’un bout à l’autre du territoire, les « résistants » tirent de cette succession de mesures et déclarations des conclusions radicales : si le gouvernement veut à tout crin démontrer que les résultats des élèves du public sont pires que médiocres, c’est afin d’accréditer l’idée qu’il est urgent et légitime de revoir à la baisse les moyens budgétaires d’un secteur si peu performant.
D’autant qu’une fois plongés dans le doute, les parents ne manqueraient pas de se tourner en masse vers le privé.

Telle est l’analyse de l’équipe de l’école des Accoules, à Marseille. Entre les platanes, place des Moulins, il reste des fanions colorés d’une fête précédente. Les gens du coin ont disposé les bancs en carrés pour se parler plus à l’aise, tandis que leurs enfants jouent.

L’endroit sert fréquemment de lieu de rencontres conviviales entre les enseignants et les parents du haut du Panier, la colline qui borde le Vieux-Port. Ce jour-là, malgré le froid qui pince, s’y tient la réunion de préparation du prochain conseil d’école. Comme ça, tout le monde peut parler devant la presse.

L’école – huit classes élémentaires avec vue sur la Méditerranée – est au diapason : un modèle de dialogue, un exemple de mixité sociale – qui voit se côtoyer enfants d’immigrés et d’artistes nouvellement installés dans le Panier rénové.

Ici, la mobilisation en faveur d’écoliers sans papiers a contribué à souder les familles autour du groupe scolaire. La plupart des professeurs, expérimentés, y sont maîtres d’application, c’est-à-dire qu’ils forment les débutants. A ce titre, ils ne sont pas tenus d’exécuter les deux heures hebdomadaires d’aide personnalisée. Ce qui ne signifie pas qu’ils n’ont pas d’élèves en difficulté, mais que l’administration n’a rien prévu dans leur cas.

Le dispositif d’aide a tout de même été mis en place à la rentrée. Mais à l’annonce de la suppression des postes de Rased, l’expérience a tourné court. Les enseignants ne se contentent plus de la parole syndicale, « trop frileuse ». Ils veulent autre chose, « poser un acte fort », glisse Armelle, la professeure du CE2.

« On avait l’air trop gentils avec nos ballons et nos manifs du mercredi. » En novembre, l’équipe exprime officiellement son refus de cautionner le dispositif de soutien auprès de l’inspecteur d’académie, grossissant ainsi les rangs des 157 « résistants » des Bouches-du-Rhône. Les signataires préfèrent continuer à aider leurs élèves en difficulté dans le cadre de leur classe et à privilégier « toutes les collaborations possibles avec les personnels spécialisés et les parents ».

LE MERCREDI EN QUESTION

Très au courant, ces derniers sont prêts à joindre leurs voix aux leurs. « Nous devons obtenir un enseignant en plus par cycle et le retour aux 26 heures par semaine pour tous les gamins. Assez du saupoudrage pour quelques-uns ! », lance une mère sur la place.

C’est aussi la position de la principale fédération de parents d’élèves, la FCPE. Profitant du cafouillage ambiant, l’organisation réclame un retour national aux 26 heures, réparties sur quatre jours et demi, mercredi compris, histoire de rééquilibrer la journée.

Les familles des Accoules, mobilisées, ont indiqué par écrit qu’elles ne veulent pas d’heure de soutien – ce qui, accessoirement, protège les intéressés des retenues de salaire. Toutes ont signé, sauf trois, précise Corinne Lefort, la directrice. Elle apprécie cette « connivence » qui n’était pas jouée d’emblée. Il y a dix ans, l’école était délaissée par les classes moyennes : Corinne s’est livrée avec ses collègues à « des opérations boutons de veste », autrement dit, attraper les parents par le revers de la veste pour les convaincre de confier leurs enfants.

Souriante et déterminée, la directrice a de la bouteille, comme la plupart ici. Elle a commencé sa carrière en 1984 dans une ZUP de Strasbourg, avant d’exercer en Nouvelle-Calédonie. Armel Cornic, 38 ans, a enseigné au Mexique, Jean-Marc Donadieu, 57 ans, a connu une autre vie professionnelle avant de prendre en charge le CP, Eric Kayadjanian, quatorze ans d’ancienneté, vient de la banlieue parisienne…

Ce dernier s’emporte contre les récentes mesures ministérielles : « C’est comme si on disait à un cancérologue d’en revenir aux bains de siège ! Tout ce que nous redoutions est arrivé en moins d’un an. »

« C’est la guerre à l’intelligence, renchérit Jean-Marc. Les ministres Robien et Ferry, eux, avaient gardé le cap de la qualité. » L’équipe reconnaît s’être inquiétée a priori des programmes de 2002, à tort. Dans sa lettre collective, elle indique qu’elle continuera à s’y référer, et dénonce ceux de 2008, trop « rétrogrades ».

Surtout au chapitre de l’instruction civique. « Nous avons instauré l’habitude du débat institutionnalisé avec les enfants car le vivre ensemble était enfin inscrit dans les textes. Là, c’est le retour de la petite phrase de morale au tableau comme en 1927… »

Béatrice Audibert, l’une des rares à être syndiquée, est particulièrement remontée contre l’évaluation qu’elle a dû mener dans son CM2. Ce n’est pas la première fois que l’éducation nationale mesure le niveau des connaissances, soit sur de grands échantillons d’élèves, soit, nationalement, au niveau du CE2. Mais ces tests-là…

D’abord, les questions qui portaient sur les acquisitions de toute l’année tombaient dès janvier. Ensuite, le logiciel d’enregistrement des résultats considérait de la même façon celui qui avait, par exemple, commis deux erreurs dans les dix opérations et celui qui n’en avait réussi aucune. Seules notes possibles : 1 ou 0. Passons sur les tricheries, le bachotage – les questions ont circulé à l’avance sur Internet.

L’école des Accoules a remis ses résultats sans biaiser, mais sur papier et mélangés à ceux d’autres classes de Marseille, histoire d’empêcher tout classement établissement par établissement.

« Auparavant, nous corrigions ensemble, ce qui nous aidait dans l’élaboration de notre projet d’école. Maintenant l’administration verse une prime de 400 euros aux maîtres de CM2, juste pour diviser les équipes ! Nous n’en voulons pas ! » Ce cri du cœur a retenti dans nombre de salles des maîtres où certains se sont sentis blessés qu’on tente de les acheter, afin de les inciter à appliquer les réformes. Pour Béatrice, qui a trente-six ans d’ancienneté, le plus grave réside peut-être dans la mise au pas des approches pédagogiques.

« J’ai un DEA en sciences de l’éducation, je pensais pouvoir continuer à enseigner en me fiant à mon expérience mais, avec leurs évaluations au CE1 et au CM2, ils m’imposent leurs méthodes et leurs rythmes. En conjugaison, par exemple. Ici, nous l’enseignons avec des phrases qui ont du sens. Leurs consignes à eux se limitent à : [je (prendre) plus-que-parfait]. Je prendre quoi ? Des riens du tout ! » Les collègues sourient.

« On en revient à avant les chercheurs en éducation, déplore l’un d’eux, à une époque où on n’essayait pas de pousser le gros d’une génération au-delà du certificat d’études. » Autant dire un esprit très éloigné de celui auquel ils aspirent. « Quand j’étais jeune, je croyais que l’école pourrait sauver le monde, confie Corinne Lefort. Mais lorsque je vois les 10 % d’enfants qui arrivent fracassés par la vie, je constate qu’il faudrait des moyens énormes pour les tirer vraiment vers le haut. » Qui serait prêt à les mettre ?

NE RIEN CAUTIONNER

Autre haut lieu de la contestation, la maternelle Octobre d’Alfortville (Val-de-Marne), en région parisienne. Une école elle aussi qualifiée d’« idéale » par son équipe enseignante, dans un quartier où s’entremêlent barres HLM, pavillons et immeubles de standing, enfants défavorisés et plus chanceux.

25 élèves par classe, puisqu’elle se situe en ZEP, et des professeurs enthousiastes, en recherche constante de nouvelles façons de travailler. Sur dix enseignants susceptibles d’assurer le soutien (bel et bien prévu dans les textes dès la maternelle), cinq s’y refusent. Toutes des femmes.
Leurs collègues, nous assurent-elles, approuvent le mouvement mais ne peuvent en assumer les conséquences financières – retrait prévu d’un demi-mois de salaire en juillet.

« Nous ne sommes pas devenues fonctionnaires pour être planquées mais parce que l’éducation nous passionne. Elle est pour nous un engagement citoyen. C’est pour ça que nous sommes en résistance. Nous désobéissons car nos idées sur l’éducation, le service public, l’égalité des chances, sont bafouées », pose, calme et sûre d’elle, Cécile Hassibi, institutrice en petite et moyenne section. L’heure est grave.

Aux yeux de l’équipe, les réformes gouvernementales perturbent le précieux équilibre trouvé après des années de travail pour reconstruire la réputation de l’école. L’aide individualisée, d’abord. L’organisation avait été soigneusement pensée afin de ne laisser aucun élève de côté : petits et moyens sont systématiquement mêlés. L’après-midi, quand les plus jeunes font la sieste, ne reste qu’une douzaine de moyens par classe, qu’il devient possible de suivre de près.

« Cela permet aussi de profiter des interactions entre les enfants. Dans cette hétérogénéité, chacun trouve à apprendre », plaide une jeune institutrice de petite-moyenne section, Marion Audrain.
En isolant pour un soutien, on perd cette dynamique. On stigmatise. On risque de changer le regard des parents sur l’enfant, dès son plus jeune âge.

« Et puis, rien n’est défini, on est dans le flou total, poursuit-elle. On ne peut pas imaginer ce soutien pour des petits de 3 ou 4 ans, qui sont déjà six heures par jour à l’école… Même les 5-6 ans s’endorment sur les bancs en fin de matinée ou à 16 h 30 quand on leur raconte une histoire ! »

Sans compter que, sans cadre national, toutes les dérives sont possibles. Comme proposer du soutien à ceux de grande section qui, en début d’année, ne maîtrisent pas le nom des lettres et la reconnaissance de l’écriture chiffrée. « Alors qu’ils ont toute l’année pour s’y mettre ! »

Pendant les heures prévues pour l’aide individualisée, les résistantes se retrouvent pour parler de projets pédagogiques, ce qu’elles n’ont plus le loisir de faire le samedi matin. Elles tiennent à ne proposer aucune solution acceptable par l’inspection académique, ce qui, à leurs yeux, reviendrait à cautionner le pire de tout, dans cette réforme : la suppression annoncée des Rased, ces interlocuteurs précieux auprès desquels elles « vident leur sac » et prennent conseil.

Les nouveaux programmes ? Elles en rient : « C’est d’une telle indigence, par comparaison avec ceux de 2002 ! Au printemps dernier, on a voulu réfléchir dessus, mais au bout de dix minutes, on n’avait plus rien à se dire… » Elles en pleurent : « Un petit fascicule a remplacé un livre et ses documents d’accompagnement. Avant, on avait le détail des compétences à acquérir dans chaque grand domaine d’apprentissage, des mises en situation… Là, plus rien. »

Elles continuent donc d’appliquer les anciens programmes « plus riches, plus exigeants. On ne va pas nous sanctionner là-dessus ! ». A présent, le chapitre « Vivre ensemble » s’intitule « Devenir élève ». Il y a des listes de mots à apprendre. L’accent est mis sur la morale, la politesse. La grande section tend à se transformer en CP.

« Phénoménal retour en arrière ! », pour la directrice de l’école, Armelle Narmy, 56 ans, dont les longues années d’enseignement n’ont en rien émoussé l’enthousiasme. Cette fois-ci, pourtant, elle désespère bel et bien de l’éducation nationale. "On balaie tout ce que les pédagogues ont compris ces dernières décennies sur la manière dont les enfants apprennent.

En 1989, avec l’instauration des cycles, l’élève pouvait acquérir des compétences, à son rythme, sur plusieurs années. Maintenant il faut remplir, remplir, remplir les têtes, soi-disant pour qu’il n’y ait plus d’échec. Mais si l’enfant n’est pas prêt, ça ne marche pas !"

Un peu comme si l’école pouvait s’offrir le luxe de se priver des avancées – réelles – de la recherche en éducation.

Pascale Krémer et Martine Valo, LE MONDE 2, 20 mars 2009